Pour contrer la fraude dans les écolesde Thomas Lalime| JobPaw.com

Pour contrer la fraude dans les écoles


L’amélioration de la qualité de l’éducation en Haïti reste et demeure un enjeu crucial de développement économique. Une éducation de qualité doit assurer une acquisition adéquate de savoir (science), de savoir-faire (technique) mais aussi de savoir-être (valeurs, attitudes et comportements) et de savoir-vivre-ensemble. Le système éducatif haïtien présente des lacunes à chacun de ces niveaux. Les résultats des élèves au baccalauréat de première partie – moins de 40 % de réussite - montrent que l’acquisition de savoir demeure très limitée. Il en est de même pour le savoir-faire puisque la formation technique est assez négligée. Par exemple, très peu d’écoles secondaires et d’universités disposent de laboratoires adéquats d’informatique et de chimie. La pratique est donc fort souvent remise aux calendes grecques dans ces institutions.

Quant au savoir-être, le jeune diplômé de l’école haïtienne cultive de moins en moins les valeurs civiques et morales susceptibles de lui garantir un parcours professionnel conforme aux exigences de l’éthique. Le ministère de l’Éducation nationale avait jugé bon de supprimer l’enseignement civique et moral du système éducatif. Cela aurait été intéressant d’évaluer l’impact de cette décision sur le comportement du jeune Haïtien, notamment sur la dépravation des mœurs. Le comportement et l’attitude des chauffeurs (particulièrement les conducteurs de tap-tap), du marchand de rue -bref, du simple citoyen- par rapport à la salubrité de la rue, laissent à désirer. Et seule l’éducation peut aider à rectifier le tir.

En termes de savoir-vivre-ensemble, le système éducatif ne fait rien pour promouvoir la cohésion sociale. Les enfants de parents riches fréquentent une catégorie d’écoles distinctes des élèves d’origine modeste ; ils n’ont pas appris à se côtoyer et à travailler en équipe. À œuvrer au bien-être d'un groupe, ce qui cultiverait chez eux le goût de l’intérêt collectif.

Combattre la fraude dans les écoles représente l’élément le plus important d’une politique de relèvement de la qualité de l’éducation en Haïti. Car la fraude fausse toute évaluation et n’incite pas l’élève à l’effort. Les candidats aux examens officiels passent une grande partie de leur temps à déterminer le meilleur moyen de remplir les « accordéons » et les « bibles », ces fameux petits blocs de papier contenant une dissertation historique, philosophique, des formules mathématiques, physiques et chimiques ou encore des problèmes résolus qui risquent de faire partie de l’examen. Pourtant, le temps passé à inventer une nouvelle façon de tricher suffirait amplement à l’élève pour bien préparer ses examens. Mais les jeunes se demandent de plus en plus à quoi bon se sacrifier pour avoir une tête bien faite dans l’Haïti d’aujourd’hui.

La tolérance de la fraude n’encourage pas l’élève au travail assidu mais plutôt à la tricherie. Or, un pays qui n’instaure pas l’effort comme norme de réussite est voué à l’échec, au sous-développement. D’ailleurs, il faut remarquer que les écoles les plus performantes sont également les plus disciplinées et celles qui exigent un travail assidu.

Jusqu’ici, le ministère de l’Éducation nationale s’est toujours efforcé d’identifier les élèves fraudeurs ignorant royalement les écoles, les professeurs et les parents. Or, les élèves ne sont qu’un élément du système ; ils n’obéissent qu’à ses incitatifs.

Dans un communiqué de presse rendu public au début du mois de juillet, le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP) a été obligé de lancer une mise en garde aux fraudeurs aux examens d’État. Manifestant sa profonde préoccupation par rapport aux « tentatives de fraudes continues de certains responsables d’établissements scolaires qui cherchent à inscrire des candidats aux examens d’État, en dehors des règlements et au mépris des conditions de validation », le ministère avait menacé de les « sanctionner et de transmettre leurs dossiers à la justice pour les suites utiles pour faux et usage de faux, et tentative de corruption. »

Le MENFP s’étonne du fait « qu’en dépit du dispositif mis en place et des campagnes d’information, on dénombre, encore cette année, 7 973 candidats non validés en rhéto et 189 candidats en philo. Ce qui représente respectivement en termes de pourcentage par rapport aux inscrits aux épreuves officielles 6,04 % (bac 1) et 0,37 % (bac 2). »Le MENFP dénonce également « la tentative de candidats malintentionnés qui, avec la complicité de certains directeurs d’école, ont tenté de perturber dans la journée du lundi 30 juin le centre de doléances placé à l’école Virginie Sampeur pour accueillir des cas de candidats dont les fiches n’ont pas été scellées et pour les cas de remplacement du personnel affecté à la surveillance aux examens». Il interpelle « tous les agents éducatifs qui doivent assumer leurs responsabilités dans l’édification d’une nation respectueuse des valeurs et des principes, car aucune société solide ne peut se construire sur la fraude et la corruption.» ??

Comment identifier les fraudeurs ?

Le communiqué de presse du MENFP démontre combien la fraude et la corruption gangrènent le système éducatif haïtien et tiennent en échec les dispositifs de lutte. Il donne également une idée très claire de l’identité des fraudeurs. Il faudra donc des mesures drastiques pour les contrer. En ce sens, le réseau d’écoles publiques de Chicago (Chicago Public Schools) a fait une expérience enrichissante de lutte contre la fraude dans les évaluations, qui pourrait servir d’exemple au système éducatif haïtien.

En effet, en 1996, ce réseau avait adopté un système d’évaluation où les autorités offraient une récompense aux établissements ayant obtenu une amélioration sensible de leurs performances tout en pénalisant ceux qui réalisent de piètres performances. Ces derniers couraient le risque d’être fermés et de voir leur personnel renvoyé ou réaffecté. Selon ce système, passer en classe supérieure exigeait une performance minimale à l’examen national constitué essentiellement d’un questionnaire à choix multiple. Les élèves les moins performants sont, eux, contraints au redoublement. Comme en Haïti.

Les fans du nouveau système à ( Chicago) y voient un moyen de relever les normes de l’acquisition du savoir et d’inciter les élèves à étudier, rapportent le professeur Steven Levitt et le journaliste Stephen Dubner dans leur ouvrage intitulé « Freakonomics ». Cependant, les opposants à ce système s’inquiétaient de la possibilité de voir certains élèves injustement pénalisés s’ils échouent le jour J et les enseignants limiter leurs cours aux seuls sujets prévus à l’examen, en négligeant d’autres chapitres plus importants du programme. « Pour les écoliers, évidemment, depuis que les examens existent, les bonnes raisons de tricher n’ont jamais manqué », indiquent les auteurs.

Les professeurs aussi trouvaient de bonnes raisons de tricher puisque si leurs élèves ne réussissent pas, l’école risque d’être sanctionnée et leurs postes menacés. Levitt et Dubner rapportent le cas d’une enseignante à Oakland qui avait inscrit au tableau de la salle d’examen toutes les réponses au questionnaire. Elle a été congédiée sitôt l’information confirmée.

Chez les professeurs, l’incitation à tricher est claire : l’État de Californie accordait une prime de 25 000 dollars aux enseignants présentant de meilleurs scores, sans compter les honneurs et les félicitations qui s’y rattachent. De plus, si les élèves échouent massivement, l’enseignant risque de se voir refuser toute augmentation salariale ou toute promotion. Il est alors tenté de gonfler artificiellement les notes des élèves. Pour y parvenir, certains enseignants qui avaient accès à l’examen à l’avance informaient leurs étudiants de son contenu. D’autres élaboraient leur programme en fonction uniquement des examens passés. D’autres encore remplissent les réponses laissées vides par leurs élèves et parfois échangent les mauvaises réponses contre des bonnes.

Dans beaucoup d’écoles privées haïtiennes, les incitatifs à la tricherie existent. Et de fait, elles fraudent, comme le confirme le communiqué de presse du MENFP. Les moins compétitives qui voudraient vendre de meilleures performances dans les examens officiels dans les publicités de la période de réouverture des classes sont les plus enclines à frauder pour augmenter leur taux de réussite aux examens officiels. D’autres instaurent un marché informel très rentable d’inscription frauduleuse des élèves aux examens officiels.

Pour déterminer les écoles qui trichent, Steven Levitt et Stephen Dubner proposent une méthodologie simple. D’abord, si au moins dix « mauvais » élèves, c’est-à-dire dix élèves ayant eu de mauvais résultats dans les classes précédentes, ont répondu correctement aux questions les plus difficiles d’un examen, cela mérite une analyse approfondie des dossiers de leurs écoles d’appartenance. Il faut donc recenser tous les élèves qui obtiennent de biens meilleures notes aux épreuves officielles que celles réalisées aux examens dans les classes précédentes et qui ont sensiblement rechuté l’année suivante. Une performance hors norme pourrait être attribuée à un exploit du professeur ; mais si l’élève rechute l’année d’après, il faut regarder le dossier de plus près. La base de données du MENFP permet de réaliser ce test aisément.

La méthode a permis de dresser le profil de l’enseignant tricheur et celui du professeur compétent. Pour les tricheurs, il s’agit d’hommes et de femmes, généralement plus jeunes et moins qualifiés que la moyenne. La probabilité de tricher augmente quand les enseignants sont soumis à des incitatifs importants en cas d’excellentes performances de leurs élèves: prime, promotion et augmentation salariale. Les bons professeurs se distinguent par l’acquisition permanente par leurs élèves d’une maturité reconnue à travers des performances constantes.

Arne Duncan, nouvellement élu directeur général du réseau des écoles publiques de Chicago au début de l’année 2000, avait pris contact avec le professeur Levitt pour s’assurer que les professeurs identifiés étaient effectivement coupables pour pouvoir les sanctionner. Il a sélectionné un échantillon d’élèves aux performances douteuses à partir de la méthode ci-dessus mentionnée, avant de les faire passer un nouveau test surveillé par un comité minutieusement constitué de gens intègres.

L’échantillon est constitué d’élèves sur qui pèsent les soupçons de fraude, c’est-à-dire ceux qui ont eu de mauvaises notes dans les classes précédentes mais d’excellentes performances aux examens officiels. Mais il y a eu aussi comme groupes témoins les élèves qui ont eu de bonnes notes à tous les examens, passés et présents, les « vrais » excellents élèves ainsi que ceux qui ont eu de mauvaises notes partout. La seconde évaluation a eu lieu quelques semaines après le premier examen. Les élèves et les enseignants n’étaient pas informés de sa raison d’être. L’épreuve a été surveillée par les fonctionnaires du réseau d’écoles publiques et les professeurs, mais ces derniers n’ont pas eu accès aux copies.

Résultat : dans les classes témoins où aucune tricherie n’était soupçonnée, les notes des élèves sont maintenues, voire augmentées. Tandis que les résultats des élèves suspects au test surveillé ont été sensiblement plus mauvais que ceux obtenus aux examens officiels. Les professeurs tricheurs ont par la suite été congédiés, après enquêtes ultérieures qui ont confirmé les soupçons de fraude.

Cette méthodologie pourrait être utilisée pour identifier et sanctionner (pourquoi pas les fermer tout simplement) les écoles qui trichent aux examens officiels en Haïti. L’amélioration de la qualité de l’éducation passera par une réduction drastique de la fraude au niveau du système éducatif. Voilà la principale mission qui devrait être assignée à la Commission d’observation du déroulement des examens d’État (CODEXE), récemment mise en place par le ministre de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle, Nesmy Manigat. Le mérite et l’effort devront constituer les valeurs fondamentales du nouveau système éducatif, pourvoyeur d’un nouveau modèle de citoyen pour une nouvelle Haïti, riche et prospère.
Rubrique: Education
Auteur: Thomas Lalime | thomaslalime@yahoo.fr
Date: 2 Dec 2014
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