Les mesures Manigat connaitront-t-elles le même sort que la réforme Bernard ?de Thomas Lalime| JobPaw.com

Les mesures Manigat connaitront-t-elles le même sort que la réforme Bernard ?


La publication des douze mesures visant « l’amélioration de la qualité et la gouvernance du système éducatif », pour reprendre les termes du ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP), suscite au moins deux interrogations : i) l’incapacité du MENFP à faire respecter scrupuleusement ces mesures sur le long terme ii) la possibilité qu’elles débouchent sur une poche de corruption et la détérioration de la qualité de l’éducation, contrairement à l’objectif visé.
Prenons la première mesure qui consiste à conditionner l’accès aux salles de classe, à compter de l’année 2014-2015, à la détention d’un « permis d’enseigner, obligatoire, pour tout enseignant intervenant au niveau du préscolaire, du fondamental, du secondaire et du professionnel dans toutes les écoles de la République. » Il est légitime de se demander comment le MENFP pourra délivrer un permis d’enseigner avant le 30 septembre prochain à des professeurs dont les établissements d’appartenance obtenaient moins de 20 % de réussite aux examens officiels. Quelles seront les conditions d’obtention de ce permis ? Un diplômé de l’école normale se verra-t-il attribuer un permis même s’il enseigne à une école qui a réalisé un taux de réussite de 0 % ? Quelles sont les causes de ce cuisant échec au bac I? Qui est habilité à enseigner chez nous ? Qui est autorisé à posséder et/ou à diriger une école?

Jusqu’ici, la réponse est : n’importe qui. Ce qui a conduit, en ce qui a trait à la qualité de l’éducation, à n’importe quoi. Selon le Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 35 % des enseignants du préscolaire et seulement 15 % de ceux du fondamental possèdent les compétences requises pour exercer leur métier. De plus, les conditions de travail ne sont pas plus attrayantes pour les professeurs les plus qualifiés. Ce qui veut dire qu’il n’existe pas vraiment d’incitations à se perfectionner dans le secteur. Au contraire, les meilleurs professeurs ont tendance à fuir le système éducatif.

J’ai toujours en tête un de mes camarades au Centre de techniques, de planification et d’économie appliquée (CTPEA), normalien supérieur, qui m’implorait avec insistance de déconseiller mes proches de s’inscrire à l’École normale supérieure (ENS). Son argument était très simple : l’ENS exige beaucoup d’effort alors qu’une carrière de professeur promet très peu sur le plan financier sauf si l’on possède son propre établissement d’enseignement. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles ces établissements pullulent autant à Port-au-Prince.

Le permis d’enseigner ainsi que la carte d’identité d’établissement devraient aider à mettre un peu d’ordre dans ce chaos. Pour cela, ils ne doivent pas être émis dans la précipitation. Avant le 30 septembre comme il est stipulé dans les mesures du MENFP, les autorités ne disposeront manifestement pas d’assez de temps pour analyser correctement les dossiers des professeurs de facto. D’ailleurs, le ministère devrait offrir une alternative à ceux qui témoignent de leur bonne volonté à se perfectionner pour pouvoir continuer à évoluer dans le secteur.

Par exemple, à ceux qui n’ont pas un niveau académique adéquat, le MENFP pourrait offrir un séminaire de 2 mois durant l’été 2015. Ce séminaire donnerait droit à un permis à tous ceux qui l’auront réussi, ce qui les habiliterait à enseigner dans la classe pour laquelle il a suivi le séminaire. Pour obtenir un permis valable pour tout un cycle d’études (préscolaire, primaire ou secondaire), il faudra détenir un certain niveau d’études, à déterminer par le MENFP. Pour le moment, ce n’est pas forcément les bons professeurs qui manquent au système. C’est plutôt les mauvaises écoles qui refusent de les embaucher parce qu’ils sont forcément plus exigeants, en termes de salaire, de conditions et de matériels de travail.

Il existe à Port-au-Prince des écoles qui disposent des autorisations de fonctionnement qu’elles ne méritent pas. En 2004, lors de l’Enquête sur les causes de l’échec au bac I dans le cadre de mon mémoire de sortie au CTPEA (1), j’avais fait ce constat. Et mon ami Carly Dollin et moi qui travaillions sur le projet avions reçu beaucoup de témoignages en ce sens. Il s’agit d’un problème crucial, dû à la faiblesse de l’inspectorat scolaire. Il faut que le MENFP évite à tout prix que les permis d’enseigner ne soient vendus ou attribués sous des considérations autres que le mérite du postulant. Il en est de même pour la carte d’identité d’établissement. Il y va de la crédibilité du MENFP et de la pérennité des mesures annoncées.

Il est généralement admis que la réforme Bernard posait les bases du renouveau du système éducatif haïtien qui pourrait nous éviter le gâchis actuel. Pourtant, malheureusement, force est de constater qu’elle n’a jamais été appliquée dans son ensemble. L’un des exemples de lacune dans la mise en œuvre de la réforme Bernard vient de l’école nationale de Lascahobas où ma promotion en primaire avait été les cobayes de l’utilisation des manuels scolaires en créole : Pòl ak Anita, Konprann sa nou li, Matematik, Gramè kreyòl, etc. Deux classes de fin de cycle primaire fonctionnaient parallèlement : un moyen II traditionnel et une 7e année fondamentale. Les élèves du premier recevaient leur formation exclusivement en Français tandis que ceux du second apprenaient essentiellement en créole.

Paradoxalement, aux examens du Certificat d’études primaires, certaines épreuves en créole n’arrivaient pas à Lascahobas. Nous, de la 7e année fondamentale, étions obligés de subir les examens en Français. Résultat : certains de mes camarades étaient complètement perdus et désorientés. Ils ont abandonné l’expérience de la réforme pour se reconvertir au système traditionnel. La conversion a été des plus pénibles puisque certains d’entre eux ont dû être recalés de deux ou trois classes. L’année d’après, le ministère avait décidé d’annuler la septième année fondamentale. Mes camarades et moi avions perdu une année scolaire sans jamais savoir pourquoi.

Les mesures Manigat connaitront-t-elles le même sort que la réforme Bernard? Il faudra que le ministère s’assure de l’application et de l’évaluation strictes des mesures annoncées. Mais une grande préoccupation demeure : ses successeurs maintiendront-ils le flambeau ?

Augmenteront-t-elles vraiment la qualité de la l’éducation ?

La troisième mesure du MENFP consiste à éliminer les évaluations officielles de 6e année fondamentale et de bac I (rhéto). « Ces examens seront organisés par les établissements eux-mêmes, sous réserve de sanctions contre les établissements qui ne respectent pas le cahier de charge. Une évaluation nationale sera organisée en 4e année fondamentale sur les disciplines de base, aux fins d’un meilleur pilotage du système. Un seul examen officiel de fin d’études fondamentales et de fin d’études secondaires sera organisé. », précise le communiqué du MENFP.

L’effet de cette mesure dépendra du type d’école considéré. Elle n’aura aucun impact négatif sur les écoles qui avaient l’habitude de réaliser 100 % de réussite ou presque aux examens officiels. Pour ces écoles, il était grand temps d’éliminer cette épreuve. Par contre, pour les 54 écoles qui ont réalisé 0 % de réussite au bac I en 2014, il faut s’attendre à une hausse substantielle de ce taux, sans que les élèves ne deviennent forcément plus compétents.

L’évaluation comporte toujours cette part de subjectivité. Et si l’on regarde les résultats des élèves qui ont échoué au bac aux précédents examens organisés dans leurs propres établissements, ils ont sans doute été plus « performants ». C’est pourquoi ils ont été jusqu’à la rhéto. Ils deviendront subitement « brillants » en 6e année fondamentale et en rhéto parce que le niveau de l’épreuve et la qualité de la surveillance auront chuté.

Mais, à l’examen officiel de la philo, l’échec sera, sauf coup du hasard, encore plus cuisant. Historiquement, le taux d’échec a toujours été plus élevé en rhéto qu’en philo. On se souvient de la fameuse formule : Reto rete, filo file. L’examen du baccalauréat de première partie a été en ce sens un pré-test qui avait permis de faire un premier tri. Bien que, faut-il admettre, les explications avancées par le ministre Manigat pour l’élimination de ces examens demeurent valides.

Mais, tant que les écoles « borlette» existent, le problème de la qualité de l’éducation demeurera entier avec ou sans la présence de plusieurs examens officiels. Les millions de gourdes économisés par l’élimination de ces épreuves devraient contribuer à augmenter l’offre scolaire publique de qualité susceptible d’offrir aux élèves fréquentant les écoles privées « borlette» une alternative bien plus crédible.

Quel sera « le cahier de charge » de ces examens ? Quelles seront les sanctions réservées aux écoles réfractaires ? Quelles améliorations apportera-t-on dans les conditions d’apprentissage des élèves des écoles moins performantes? Il faut surtout que l’État concentre ses efforts sur l’amélioration des conditions de travail de ces élèves et de leurs professeurs. Les évaluations ne devraient pas retenir toute l’attention des autorités.

Outre le gaspillage des ressources financières, l’échec aux examens officiels peut avoir des effets bien plus néfastes sur la société. À ce titre, le Dr Fritz Dorvilier mentionne : « l’échec de très jeunes élèves dans cette sélection étatique prématurée a sans doute un impact psychique (perte de confiance en soi, dépression, autodestruction, violence sur les pairs) et des effets sociaux négatifs (reproduction de sa condition d’origine, approfondissement de la pauvreté, honte sociale, délinquance).»

L’élimination de ces examens peut avoir des impacts positifs pour la société ; mais elle est également susceptible de générer une plus grande débandade dans les écoles « borlettes» si l’État ne joue pas pleinement et efficacement son rôle de régulateur.

(1) : Les causes de l’échec au baccalauréat haïtien de première partie (rhéto C) : une étude transversale au niveau de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince pour l’année 2002. Mémoire réalisé par Carly Dollin et Thomas Lalime pour l’obtention du Diplôme d’études supérieures spécialisées en économie quantitative (Option : Statistique) en 2004.

Rubrique: Education
Auteur: Thomas Lalime | thomaslalime@yahoo.fr
Date: 9 Sept 2014
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