Réception et participation des auditeurs haïtiens à l’ère du numériqueCette étude analyse les changements dans les relations entre les publics des radios et des journalistes haïtiens sous l’influence des technologies numériques. Ces dernières donnent-elles une plus grande place au public dans le système radiophonique? Changent-elles certaines clauses du contrat de communication qui lie les journalistes ou les animateurs et les publics des radios haïtiennes ? Cette étude s’inscrit dans une perspective systémique et fondée sur une analyse qualitative des données d’entretien et d’observation. Les résultats de cette étude relèvent que le numérique favorise de nouvelles formes de réception des informations et de participation des membres de l’auditoire dans les émissions radiophoniques de débat. Néanmoins, les changements observés ne conduisent pas à une transformation du contrat de communication publique qui relie les différents partenaires d’échange. Les clauses fondamentales du contrat ou les paramètres fondamentaux des émissions sont inchangés. Certes, il y a un élargissement des modalités de participation aux émissions radiophoniques de débats, mais cette participation reste et demeure l’apanage des auditeurs lettrés. Donc, le numérique ne permet pas de révolutionner cet état de fait. Les nouvelles formes de participation comme les formes traditionnelles sont toujours profitables à une élite, particulièrement politique, mais qui est plus élargie. Les principaux changements se produisent en dehors des ondes, c’est-à-dire, avec les nouvelles formes de participation qui se tiennent via les réseaux sociaux. Sur le plan de la réception, le numérique permet à une grande partie du public d’écouter les 2 émissions où il veut, quand il veut et sur le support désiré. Il n’est plus question d’attendre la reprise d’une émission ratée. Elles sont en grande partie disponibles en baladodiffusion. Summary: This study analyzes changes in the relationships between radio audiences and Haitian journalists under the influence of digital technologies. Do these technologies give the public a bigger place in the radio system? Do they change the clauses of the communication contract which binds journalists or broadcasters and audiences of Haitian radio stations? This study is part of a systemic perspective and based on a qualitative analysis of interviews and observation data. The results of this study point out that digital technology is fostering new forms of information reception and audience member participation in radio talk shows. However, the changes observed do not lead to a transformation of the public communication contract which links the different exchange partners. The fundamental clauses of the contract or the fundamental parameters of the issues are unchanged. Admittedly, there is a widening of the methods of participation in the radio broadcasts of debates, but this participation remains and remains the prerogative of the literate listeners. So digital does not revolutionize this state of affairs. New forms of participation, like the traditional forms, are always profitable for an elite, particularly political, but which is wider. The main changes are happening off the air, that is, with the new form of participation that take place via social media. In terms of reception, digital allows a large part of the public to listen to the programs where they want, when they want and on the desired medium. There is no longer any question of waiting for a failed broadcast to resume. They are largely available by podcast. Mots clés : radio, public, diaspora, participation, réception, outils numériques, reconfiguration, espaces publics, système. Keywords: radio, public, diaspora, participation, reception, digital tools, reconfiguration, public spaces, system. Wisnique Panier Doctorant en communication publique Université Laval CEIMH GRMJ GRER Canada wisnique.panier.1@ulaval.ca Cette étude porte sur les nouvelles formes de réception des informations et de participation du public haïtien dans les émissions radiophoniques de débat à l’ère du numérique. Les technologies numériques changent-elles les relations qu’entretiennent les publics des radios et les journalistes haïtiens ? Nous savons que les technologies numériques ont une grandement influence sur les pratiques médiatiques au cours des deux dernières décennies (Glevarec 2014 ; Charon 2017 ; Gabszewicz et Sonnac 2013). En ce qui concerne la radio, nous pouvons même parler d’une « révolution » avec notamment de logiciels de production et d’archivage de contenu audionumérique de plus en plus efficace et accessible. Nous nous intéressons ici plus particulièrement aux plates-formes numériques comme Facebook, WhatsApp, YouTube afin de voir si elles favorisent de nouvelles formes de relations entre les acteurs de la radiodiffusion en Haïti. La radio représente le média dominant, le principal lieu de débat public, le média de proximité par excellence et le plus accessible en Haïti. En 2010, une enquête de la firme DAGMAR a révélé que 96 % des habitants de Port-au-Prince écoutent la radio tous les jours. Le concept de « radio haïtienne » désigne l’ensemble des radios qui, à partir d’Haïti, desservent les habitants d’Haïti et des communautés haïtiennes de la « diaspora »1, c’est-àdire les Haïtiens vivant de manière permanente en dehors d’Haïti dispersé à travers le monde, qui créent entre eux des liens communautaires qui revendique une identité haïtienne et qui maintiennent une certaine relation socioculturelle, politique et économique avec Haïti. Dans cette étude, nous analysons dans quelle mesure le numérique change le contrat de communication qui relie les journalistes et les radios avec les publics et de voir si ces changements participent ou non à une reconfiguration du système radiophonique haïtien, c’est-à-dire une transformation de ses caractéristiques fondamentales. La configuration du système renvoie à l’état des relations existantes entre les acteurs du système radiophonique. 1 En général, la diaspora se définit comme « des populations migrantes qui se croient issues d’une même origine, réelle ou mythique, présentant de ce fait des caractéristiques propres qui les séparent des sociétés d’accueil » (Bruneau, 2004: 24) ou « la présence de populations ayant les mêmes références géographiques, nationales, religieuses dans différents espaces nationaux a donné lieu à l’élaboration du concept de diaspora […] »(Kastoryano 2013, 90.). 4 Les radios haïtiennes et d’autres acteurs comme le « public »2 (local et la diaspora), les sources d’information, les annonceurs, les instances de régulation étatiques et non étatiques forment un système complexe de relations3 dans lequel chacun des acteurs occupe une certaine position et entretient certaines relations d’interdépendance avec les autres acteurs. Ludwig von Bertalanffy définit un système comme étant « un ensemble d’éléments interdépendants, c’est-à-dire liés entre eux par des relations telles que si l’une est modifiée, les autres le sont aussi et que, par conséquent, tout l’ensemble est transformé »4. Tout système de relations concrètes implique un jeu de pouvoir entre les acteurs qui le composent. Les interactions entre les acteurs du système que nous analysons sont régies par ce que Charron et Le Cam (2008) considèrent comme étant un contrat de communication, c’est-à-dire l’« ensemble des normes, des conventions et des attentes réciproques qui régulent les pratiques de communication publique » (Charron & Le Cam, 2018:19). C’est sous cet angle que nous appréhendons les changements dans les relations entre les acteurs. Dans le système radiophonique haïtien, chaque radio se définit ou se détermine par et à travers ses relations avec chacun d’autres acteurs-clés du système. Notre travail consiste à comprendre et à expliquer ce système de relations dans le but de rendre compte des principales mutations dans les relations entre certains acteurs clés du système 2 En général, la notion de « public » renvoie à l’ensemble des lecteurs, téléspectateurs, auditeurs ou les « récepteurs » des messages médiatiques. Dans notre cas d’étude, le concept public fait référence aux auditeurs des radios haïtiennes. 3 Donati (2004) considère une relation comme un « objet spécifique de la sociologie ». Il part du constat que « l’objet de la sociologie n’est ni le “sujet”, ni le système social, ni aucun des couples similaires (action et structure, mondes vécus et système social, etc.), mais la relation sociale » (Donati, 2004). D’autres chercheurs comme Rioux et Dufour (2008) analysent une relation comme « un lien dynamique ». Il s’agit, selon eux, d’un rapport entre un individu et une ou plusieurs autres personnes, entre un individu et un ou plusieurs groupements, entre un groupe et un ou plusieurs autres groupes. Selon eux, une relation est dynamique en raison du fait qu’il s’agit d’un processus d’intégration sociale qui détermine la place de chacun des éléments constitutifs du système relationnel. 4 Cité par Charron et de Bonville (2002), Le journalisme dans le « système médiatique » : concepts fondamentaux pour l’analyse d’une pratique discursive. Québec : Département d’information et de communication, Université Laval (p. 9). 5 radiophonique haïtien. Pour notre démonstration, nous présentons, dans un premier temps, le contexte et la problématique de l’étude. Ensuite, nous définissons notre cadre théorique, puis nous pressentons le cadre méthodologique pour enfin présenter les principaux résultats de l’étude. Contexte général et problématique Le système radiophonique haïtien évolue dans un environnement de grande précarité. Haïti est caractérisée depuis sa fondation par un climat d’insécurité récurrente et par des crises sociopolitiques successives. Elle est le pays le plus pauvre du continent américain. Les sources de revenus pour les radios sont rares et insuffisantes. Le marché publicitaire est exigu alors que le nombre de radios se multiplie depuis la chute de la dictature des Duvalier. Il n’y a aucun mécanisme public de financement des médias dans le pays, hormis la publicité gouvernementale. Les artisans de la radio sont en général sous-payés. Une grande partie de la population est analphabète, et les débats publics sont largement dominés par une élite lettrée. Ces conditions rendent le système radiophonique vulnérable à la corruption et aux pressions politiques, de sorte que la radio est fortement politisée à la fois par le mode d’attribution des licences de fonctionnement, par les types de propriété et de financement des radios. Avant l’arrivée du numérique, le système radiophonique haïtien était dans une phase de transformation. Les 5 dernières décennies ont donné lieu à l’apparition de nouvelles conditions, notamment une convergence de trois séries de facteurs (linguistique, démocratique et technologique) qui amènent des changements dans le système. Il y a tout d’abord l’introduction du créole à la radio comme langue de communication publique à partir des années 70 qui a permis de mettre fin à la domination du français comme langue exclusive de communication à l’espace radiophonique à un moment où plus de 80 % de la population ne s’exprimait qu’en créole. Ce qui a eu pour effet immédiat de mettre fin à l’exclusion de la grande majorité de la population créolophone de l’espace radiophonique. Si le français était considéré comme une langue de domination, le créole est plutôt vu comme étant celui de la libération. L’introduction du créole à la radio a suscité un espoir, celui d’un changement dans la dynamique du débat public dans le pays et d’une plus grande 6 mobilisation de la population contre la dictature des Duvalier. Cependant, cet espoir d’ouverture de l’espace public s’est heurté à deux grandes limites. D’une part, la montée du créole n’a pas empêché le régime de bafouer la liberté d’expression et de contrôler, par la répression, la diffusion des informations et des idées. C’était le règne de la pensée unique et du bâillonnement de la presse. L’affirmation du créole a été favorisée par un certain relâchement du contrôle de la liberté d’expression par le régime de Jean-Claude Duvalier, dit Baby Doc, qui était beaucoup plus permissif que son père, et en même temps la montée du créole a favorisé la chute du régime par la mobilisation des masses populaires. À partir des années 80, les opposants au régime, notamment des journalistes engagés, ont bravé le danger et ont pris le risque de s’exprimer pour alimenter la mobilisation jusqu’à l’éclatement du système. Et d’autre part, il y avait des limites techniques comme l’inaccessibilité des téléphones fixes à la masse populaire et des pratiques institutionnelles comme la dévalorisation du créole qui excluaient la majeure partie de la population au débat public. L’ascension du créole a été à la fois un effet et une cause de l’affaiblissement de la dictature, jusqu’à sa chute. Duvalier a voulu maintenir son contrôle, mais la présence du créole a créé une brèche qui, progressivement, a favorisé une certaine libération de la parole publique. Le créole peut être considéré comme étant l’une des conditions qui ont été graduellement mises en place pour parvenir à un certain nombre de changements dans le système, particulièrement dans les pratiques de relations entre les acteurs. Le créole ayant favorisé la chute du régime, on peut dire que la libération de la parole a débuté, dans une certaine mesure, avant même la chute du régime. Mais évidemment le passage à la démocratie créait un contexte de liberté dans lequel la parole contestataire n’était plus réprimée. Depuis la chute de la dictature le 7 février 1986, nous avons assisté à une multiplication du nombre de radios et la création d’une multitude d’organisations populaires et de partis politiques qui changent la dynamique du débat public. Le paysage radiophonique haïtien est caractérisé par une multiplication du nombre de stations de radio au cours des 30 dernières années. Il est constitué d’environ 700 stations de radio (Altéma, 2019) dont seulement une partie (398 en 2019) a une licence de fonctionnement. C’est dire que les stations de radio illégales sont nombreuses. La majorité des stations sont plutôt très jeunes. Selon les données de l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI), 7 « environ 4 stations de radio sur 5 (85 %) ont débuté leur fonctionnement entre les années 1993 et 2007 et 11 % entre 1977 et 1992 » (IHSI 2009 : 19). La conjugaison de la chute de la dictature avec le créole a favorisé la création de certains espaces démocratiques dans le système par rapport à la situation antérieure. Car, pour la première fois depuis l’indépendance du pays, la langue des dominés a pris le dessus sur le français, la langue de l’élite, dans l’espace public. Les contenus radiophoniques deviennent directement accessibles à la masse créolophone. Les débats radiophoniques et les éditions de nouvelles sont présentés majoritairement en créole. Et d’autre part, les gens qui ne s’expriment pas en français peuvent désormais intervenir dans les débats radiophoniques dans la langue de la majorité. La montée du créole et la transition démocratique sont des réalités très apparentes. Pourtant, elles n’ont pas changé la structure ou les caractéristiques du système de manière aussi fondamentale qu’on aurait pu le croire. L’espace radiophonique est resté toujours dominé par une élite qui y exerce une certaine hégémonie à travers les différentes formes de participations aux débats. Cette élite est particulièrement constituée de leaders politiques, d’intellectuels, de professionnels de différentes disciplines. Les éléments de l’élite économique sont très absents dans les débats radiophoniques, mais ils agissent dans l’ombre. Car la radio, en tant qu’institution, est elle-même largement sous le contrôle de l’élite économique et politique, et elle continue de fonctionner suivant une logique qui sert les intérêts de cette élite. Les formes usuelles de participation laissent peu de place aux gens ordinaires. Il est rare qu’on fasse appel au grand public ou une catégorie spécifique du public pour participer aux émissions de radio, hormis certaines « émissions à micro ouvert » ou de libre tribune qui consistent à donner la parole au grand public. Ce qui fait que l’élite a maintenu sa position dominante dans l’espace public malgré la montée du créole, la démocratisation du régime politique et la diversification des acteurs de l’espace public. Sur ce plan, on peut dire que les changements que représentent le créole et la démocratisation s’inscrivent dans une structure sans pour autant la transformer. Comme nous le verrons à travers les résultats de cette étude, les changements apportés par le numérique dans le système radiophonique haïtien s’inscrivent dans la continuité de 8 certaines pratiques d’écoute et de participation qui avaient déjà un encrage socioculturel en Haïti et dans le prolongement des changements apportés par l’expansion du créole et la transition démocratique. Débattre d’enjeux politiques fait partie de l’ADN même de la population haïtienne. Les outils numériques peuvent rendre la radio beaucoup plus accessible à un plus grand nombre de personnes et permettre de nouvelles formes de réception des informations et de participation aux débats. Il y a un potentiel de la nouveauté, certes, mais avant le numérique, le public pouvait déjà, avec le téléphone fixe, participer aux émissions. Aussi, l’écoute collective de la radio favorisait le débat entre les auditeurs avant, pendant et après la diffusion de l’information. En Haïti, tous les gens n’avaient pas et n’ont pas toujours la possibilité d’écouter la radio, soit parce qu’ils ne disposent pas d’un récepteur, soit parce qu’ils n’ont pas les moyens d’alimenter leurs récepteurs en électricité. C’est pourquoi, dans les quartiers populaires, certaines personnes placent souvent des haut-parleurs dans la rue pour écouter en groupe certaines émissions de débat politique comme on le fait pour écouter un match de football ou une messe. Aussi, les auditeurs ont depuis toujours l’habitude de discuter entre eux pendant et après la diffusion des émissions en ondes dans lesquelles on retrouve généralement des acteurs politiques de l’opposition et du pouvoir qui s’affrontent. C’est souvent la même configuration qu’on retrouve parmi les gens qui se regroupent pour écouter une émission : des partisans de l’un ou l’autre des acteurs invités à l’émission débattent avec les partisans d’un autre camp. Cette tradition du débat politique se perpétue-t-elle à travers les technologies numériques ? Ces technologies donnent-elles une plus grande place au public dans le système radiophonique ? Changent-elles les clauses du contrat de communication qui lie les journalistes, les animateurs et les publics des radios haïtiennes ? Approches théoriques Cette étude s’inscrit dans une perspective systémique. Car, les radios haïtiennes occupent une certaine position et entretiennent certaines relations d’interdépendance avec les autres acteurs comme les sources d’information, les sources de financement, le public et les instances de régulation étatiques et non étatiques qui forment l’ensemble. Charron et al. (2002) reprennent et discutent les « quatre propriétés de tout système », qui selon eux, sont mises en relief par la définition proposée par Von Bertalanffy. Ainsi, ils considèrent un 9 système comme une « totalité, régulée et dynamique, formée d’éléments interdépendants » (p. 9). Les auteurs présentent les éléments constitutifs d’un système comme des « variables » en raison de leur capacité d’accepter des « états » ou des « valeurs » différentes. La radio constitue l’essentiel du système médiatique haïtien qui est un système complexe de relations entre des acteurs. Ce qui implique que tout changement apporté par le numérique dans les relations entre les acteurs du système peut être analysé comme étant un changement dans le contrat de communication qui les relie. En effet, dans cette étude, l’idée de contrat de communication nous ramène au rôle fondamental que la radio prétend jouer dans ses relations avec son public à travers notamment ses émissions de débats. C’est à la fois un rôle d’information et d’animation de débat public à travers une confrontation de points de vue entre les partenaires de communication. Il y a des modalités, des règles qui régissent la participation du public que les animateurs prennent toujours le temps de rappeler aux participants dès le début de l’émission. Or, certaines modalités du contrat de communication ont changé sous l’influence du numérique. Celui-ci est entendu comme « un cadre de reconnaissance auquel souscrivent les partenaires pour que s’établissent échange et intercompréhension » (Charaudeau 1993, 6). Selon le linguiste, un contrat de communication n’est jamais irrévocable et figé. Il peut être renégocié, réactualisé par les différents partenaires d’échange. C’est-à-dire, « dans la communication publique, les clauses ne sont pas définies une fois pour toutes. Elles sont susceptibles de changer à travers les coups que jouent les joueurs. La négociation n’est jamais terminée ; le contrat n’est jamais définitivement ratifié » (Charron et Le Cam 2018, 25). Ils considèrent la négociation et l’adhésion comme étant des processus perpétuels. Toute situation de communication, selon Charaudeau (1997), définit un cadre de référence qui engendre les modalités d’échange entre des protagonistes. C’est en fonction de ce cadre de référence que ces derniers parviennent à communiquer et à construire du sens. L’espace public haïtien renvoie à l’ensemble des lieux où se réalisent les débats publics sur le territoire national haïtien. Il s’agit des débats qui se déroulent en grande partie à la radio et dans les autres médias, mais aussi au parlement haïtien, dans les conseils municipaux, 10 dans les associations citoyennes, dans les manifestations de rue, sur les places publiques, dans les terrasses des cafés, dans les universités. L’une des particularités de l’espace public haïtien, c’est qu’une grande partie de ce public se trouve en dehors des frontières d’Haïti, mais ce public diasporique écoute les émissions et participe aux émissions des stations de radio qui émettent depuis Port-au-Prince. Ce sont ces émissions qui nous intéressent dans cette étude. Peu de chercheurs se sont intéressés aux formes de participation aux émissions de débats radiophoniques. Nico Carpentier (2009) a repris et systématisé les formes de participation citoyenne décrite par Herry Anstein en les appliquant à la radio communautaire belge. Il s’agit ici de la participation du public dans les débats médiatiques conduisant à des prises de décisions. Son étude porte sur la réception de deux émissions radiophoniques en Belgique et sur la pérennité du modèle de la communication de masse à travers les nouveaux médias. Les résultats de son étude montrent que les médias diffusés sur Internet sont loin de faire disparaître les formes de participation à travers les médias traditionnels. Il constate que les pratiques de participation ne sont pas appréciées inconditionnellement par les membres du public et qu’elles soumises à des conditions de possibilité ancrées dans le paradigme de la communication de masse (Carpentier, 2009, p.1). Certaines études récentes montrent que les membres du public utilisent les plateformes numériques pour participer à des émissions radiophoniques. À travers une « analyse des interactions », Ravazzolo (2009) étudie les conditions de participation des auditeurs au débat radiophonique et constate que « les auditeurs d “Interactiv” font preuve d’une “compétence interdiscursive” qui leur permet de parler à propos et de participer de manière efficace à la co-construction du discours médiatique » (p. 2). De son côté, Sandré (2013) s’est intéressé à la place du citoyen-auditeur dans le discours radiophonique. Il analyse l’interview et le débat comme deux genres participatifs. En se basant sur les deux émissions : « Interactiv dans la matinale et Le téléphone sonne » sur France Inter, il cherche à déterminer le mode de fonctionnement du « dispositif énonciatif » qui amène à la participation des membres du public aux émissions étudiées. Il analyse notamment les rôles interactifs de certains acteurs comme le journaliste, l’invité et le public-participant 11 ainsi que la place que les médias réservent à ce dernier. Selon l’auteur, « son statut interactif vient se suppléer à celle de l’animateur du débat/de l’intervieweur en interrogeant lui-même les invités, et à celle de l’invité en révélant souvent une prise de position sur le sujet » (Sandré 2013, 14). Les différentes contributions d’un ouvrage collectif dirigé par Bonini et Monclús (2014) donnent une vue d’ensemble de certaines formes d’interaction et de pratiques contemporaines émergentes entre la radio et son public. Elles s’intéressent notamment aux formes de « co-création de contenu » qui relient les producteurs et les auditeurs en se basant sur une diversité de cas. Cet ouvrage collectif répond à un certain nombre de questionnements relatifs aux conséquences économiques et politiques du changement dans les relations entre les radios et leur public, à la manière dont ce dernier est perçu par les producteurs de radios dans ce nouveau paysage radiologique, à la valeur des audiences radio dans ce nouveau cadre, aux modes de participation du public à la production du contenu radiophonique et la manière dont le contenu généré par les auditeurs peut être considéré comme une forme de participation. Néanmoins, aucune de ces études ne cherche à comprendre les impacts du numérique sur le contrat de communication qui relie les radios et les journalistes avec le public, particulièrement dans le cas haïtien. Cadre méthodologique Nous priorisons, dans cette étude, une analyse de données d’entretien et d’observation. Nous avons réalisé deux formes d’observation des relations entre les radios et les journalistes avec l’ « auditoire »5. D’abord, nous avons observé en direct et en podcast 6 et 5 Notre grille d’observation visait à relever les nouvelles pratiques dans les relations entre les journalistes et les membres de l’auditoire. Après la diffusion des informations sur des plateformes numériques, nous avons aussi observé la manière dont les membres du public continuaient à interagir entre eux sur le contenu des émissions. Ces pratiques nouvelles observées sont décrites dans les résultats de cette étude. À noter qu’au-delà de cette période d’observation officielle, nous avons continué de réaliser certaines observations de manière sporadique jusqu’au moment de la rédaction de cet article, dans le but de faire certaines mises à jour dans nos données. 6 Selon le grand dictionnaire de l’Office québécois de la langue française, le podcast ou balado se définit comme étant un « fichier au contenu audio ou vidéo qui, par l’entremise d’un abonnement au Fil RSS ou équivalent, auquel il est rattaché, est téléchargé 12 analysé le déroulement de 5 émissions radiophoniques pendant une période de 6 mois (avril à octobre 2018)7. Il s’agit de trois émissions hebdomadaires d’une durée de 2 heures du lundi au vendredi (Vision à l’écoute sur radio Vision 2000, Haïti débat sur Scoop Fm et Matin débat sur radio éclair) et de deux émissions diffusées tous les samedis de 8 à 13 h (Ramase sur Caraïbes FM et Moment-vérité sur Signal FM). Vu la durée de ces deux dernières (5 h chacune), nous avons écouté un épisode en direct chaque samedi d’une des deux émissions et le samedi suivant nous écoutions l’autre, ainsi de suite. Ce qui donne un total de 24 émissions pendant la période d’observation, pour un total de 120 heures. Ensuite, nous avons réalisé des observations directes au sein de trois grandes stations de radio à Port-au-Prince parmi celles observées à distance par rapport à leurs caractéristiques spécifiques. Ainsi, nous avons choisi Caraïbes Fm qui est la plus ancienne et la plus populaire des radios à Port-au-Prince et qui a pu résister pendant toute la période de la dictature des Duvalier. Elle est l’une des premières à introduire le créole comme langue de communication dans la radio en Haïti. En second lieu, nous avons choisi Scoop Fm. C’est l’une des radios les plus jeunes du pays, mais qui figure parmi les plus écoutées, particulièrement sa fameuse émission baptisée, Haïti débat, animée par son PDG, l’analyste politique Gary Pierre Paul Charles et consorts. Et en troisième lieu, nous avons choisi Signal Fm, une radio pour laquelle nous avons travaillé pendant plus de cinq ans. Étant déjà habitués avec sa structure, son mode de fonctionnement, nous avons pu observer les changements opérés dans les relations des journalistes avec le public. C’est aussi l’une des premières radios haïtiennes à avoir une présence sur le web dans le pays. Elle a une grande écoute dans la diaspora et elle est aussi populaire dans le milieu paysan. Elle est la seule qui n’a pas été frappée par le terrible tremblement de terre du 12 janvier 2010. Finalement, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs avec les animateurs de 10 émissions de radio dont 5 que nous n’a pas observés et avec 15 autres journalistes, dont automatiquement à l’aide d’un logiciel agrégateur et destiné à être transféré sur un baladeur numérique pour une écoute ou un visionnement ultérieur » (OQLF). 7 À noter que le contenu de ces émissions est aussi accessible via différentes plateformes numériques. 13 des patrons de médias suivant une approche différenciée. Nous avons aussi interrogé un échantillon de 35 auditeurs de Port-au-Prince et 20 de la diaspora (à Québec et à Miami). Les observations ainsi que les entretiens avaient pour but de comprendre les changements provoqués par les outils numériques dans les relations entre les radios, les journalistes avec leur public. Les entretiens sont réalisés en face à face pendant une durée allant de 45 à 120 minutes. Ils ont été enregistrés à l’aide d’un magnétophone numérique pour ensuite être retranscrits en totalité. Les participants sont 4 anciens journalistes qui ont plus de 40 ans d’expérience dans l’exercice de la profession et qui sont actuellement propriétaires de médias et journalistes, 6 jeunes journalistes de moins de deux ans d’expérience, 4 reporters, 5 directeurs des salles de nouvelles, 6 autres animateurs d’émissions de débat public de grande écoute. Ils ont été sélectionnés sur une base raisonnée. C’est une forme d’échantillonnage non probabiliste qui nous a permis de choisir les participants en fonction de leur expérience professionnelle. Les entretiens avec les auditeurs d’Haïti (35) et de la diaspora (20) ont été réalisés sous forme de micro-trottoir, d’une durée de 5 à 10 minutes. Ils ont été sélectionnés sur une volontaire de façon aléatoire dans les lieux publics. Pour traiter nos données, nous avons utilisé le logiciel QDA miner8. Nous avons procédé à une analyse de contenu nous permettant d’étudier en profondeur les modes de participation au regard des points de vue à la fois des journalistes et du public. Présentation des résultats Dans cette partie, nous présentons, d’une part, les différents modes d’accès ou de réception des contenus radiophoniques par le public et, d’autre part, les différentes formes de participation des personnalités, en qualité d’expert ou d’acteur d’actualité, et du public en général aux débats radiophoniques. Les plates-formes numériques jouent un rôle d’intermédiation entre les radios traditionnelles et le public. Ce dernier navigue dans l’univers radiophonique à l’aide des 8 Selon le guide, « QDA Miner est un logiciel convivial d’analyse de données qualitatives permettant de coder des données textuelles, d’annoter, d’extraire et de réviser des données et des documents codés. Le Programme peut gérer des projets complexes comprenant un grand nombre de documents combinés à des informations numériques et catégorielles » (p. 4). 14 outils numériques qui lui sont familiers. Le podcasting révolutionne les pratiques de consommation des contenus radiophoniques, dont des émissions de débat et des éditions de nouvelles qui sont disponibles en ligne en version audio ou vidéo pendant ou après leur diffusion sur la bande FM. Cette pratique de réception est très répandue à travers le monde et suscite un grand intérêt du public haïtien. « Pour moi, le plus grand changement dans la façon d’écouter la radio est la possibilité de réécouter une émission à n’importe quel moment, sans attendre une reprise de l’émission », a indiqué un auditeur de Port-au-Prince. La quasi-totalité des auditeurs de la diaspora que nous avons interrogés utilise leur téléphone portable pour écouter la radio. « Le plus innovant avec les outils numériques, c’est le fait de ne pas s’inquiéter d’avoir raté une émission », explique une auditrice de Québec. La disponibilité en podcast de nombreuses émissions rend les auditeurs beaucoup plus fidèles à leurs émissions. Cette forme de réception permet aux radios d’accroître leur auditoire, de donner au public un accès continu à l’information et de rejoindre des personnes qui n’avaient pas l’habitude de fréquenter les radios en mode traditionnel. C’est à partir des programmes diffusés en direct sur les réseaux sociaux que certains internautes prennent connaissance des radios traditionnelles. Ils ne vont pas directement à la recherche des radios, mais ce sont ces dernières qui viennent vers eux ou qui leur sont suggérées par des amis et des algorithmes. En Haïti, certains participants, surtout chez les plus jeunes, utilisent aussi leur téléphone portable pour écouter la radio qui dispose d’un récepteur intégré et qui ne nécessite pas une connexion Internet. Il suffit de recharger la batterie du téléphone. En effet, certaines plateformes numériques permettent de composer certains numéros spéciaux de téléphone pour accéder directement au contenu d’une radio quelconque sans passer par l’Internet. Cette possibilité offerte par des plates-formes comme Audio Now appelé « Appel pour écoute » est plus profitable aux Haïtiens de la diaspora qui disposent d’un abonnement mensuel de téléphone avec des appels illimités. « Maintenant il y a d’autres moyens qui nous permettent de nous informer et de nous former. Néanmoins, je reste encore attachée à mon récepteur traditionnel », nous dit une auditrice de Port-au-Prince. En effet, en Haïti, le mode traditionnel de réception des radios reste dominant. La radio demeure un média d’accompagnement des activités quotidiennes pour lequel le récepteur traditionnel reste 15 plus efficace que le téléphone pour la majeure partie des auditeurs. La radio est intégrée dans le mode de vie de la population. Même si le numérique ouvre de nouvelles portes d’accès à la radio, il reste pour la grande majorité de la population un instrument sousutilisé. Le public des internautes détient un certain contrôle spatiotemporel sur les contenus radiophoniques dans la mesure où il peut écouter les émissions de radio quand et où il veut et sur le support désiré. Cependant, ce sont des pratiques qui, toutes proportions gardées, restent marginales et qu’on retrouve plus fréquemment dans la diaspora (plus fortunée et plus instruite) que dans la population locale. Pour rendre compte du changement dans les relations entre les journalistes et les publics des radios, nous élaborons, sur la base de nos observations et du propos des répondants, une typologie de participation au débat radiophonique haïtien à partir de certaines variables spécifiques : 1) communication directe ou indirecte, 2) spontanée ou planifiée, 3) sollicitée ou non sollicitée, 4) interactive ou non interactive, 5) verbale ou non verbale, 6) discriminée ou non discriminée et 7) participation écrite verbalisée ou oralisée.9 Cette typologie est aussi valable tant pour le public local que pour les Haïtiens de la diaspora. Nous présentons, d’une part, des formes traditionnelles et, d’autre part, les nouvelles de participation des membres du public dans les émissions radiophoniques de débat. Bien que le développement des outils numériques amène l’émergence de nouvelles formes de participation dans le débat radiophonique haïtien, les formes traditionnelles de participation restent encore très importantes dans les émissions de débat radiophoniques haïtiennes. Ces formes traditionnelles sont généralement réservées à des invités, en qualité d’expert ou à des acteurs de l’actualité. Participation directe et planifiée C’est une forme de participation programmée entre le participant et la radio. La notion de direct requiert une présence physique de l’invité en studio ou par téléphone au moment de la diffusion instantanée de l’émission. Elle est la forme de participation dans les débats 9 La combinaison de ces 7 variables et ces 14 catégories donne 196 possibilités théoriques (14 x 14) mais, en fait, seulement quelques-unes d’entre elles se réalisent. 16 radiophoniques la plus formelle et la plus ancienne. Les participants sont des personnes choisies et invitées par les journalistes ou suggérées par la direction de la radio afin de commenter un sujet d’actualité dans le studio même de la radio ou bien par téléphone. Dans le cas d’Haïti, certaines personnalités peuvent se proposer ou être suggérées par des personnes externes de la radio comme les relationnistes de presse pour participer à l’émission. C’est souvent le cas dans les rubriques « invité du jour10 » et les émissions de débat public. Généralement, le choix du participant se fait soit en fonction de son expertise dans un domaine quelconque, soit en fonction de son rôle dans un évènement ou dans un sujet d’actualité. Dans presque toutes les formes d’émission, certaines personnalités politiques ou de la société civile n’attendent pas toujours une invitation de la radio pour participer aux émissions. Elles prennent l’initiative de contacter l’animateur ou la direction de la radio pour solliciter une invitation. C’est une pratique courante en Haïti et qui caractérise le débat public radiophonique dans le pays. Cependant, l’animateur ou la direction de la radio a toujours la latitude d’accepter ou de refuser cette auto désignation à participer à son émission. Participation directe non planifiée et sollicitée C’est une forme de participation qui est sollicitée par l’animateur au moment du déroulement de l’émission, mais sans aucune forme de planification préalable. Il s’agit d’une intervention directe et instantanée dans une émission de débat public ou dans une édition de nouvelles. Dans ce cas de figure, c’est l’animateur qui lance un appel à participation avant ou pendant le déroulement de l’émission sans avoir préalablement aucune idée de l’identité ni de la position géographique des intervenants. Néanmoins, certaines émissions à micro ouvert comme Les « dés sont jetés, à vos jeux »11 de radio Ginen ou « Libre tribune » sur Radio Antilles internationales permettent aux auditeurs 10 C’est une forme d’émission dans laquelle une personnalité ou plusieurs acteurs de l’actualité sont invités à commenter un ou des sujets d’actualité. Cette rubrique qui dure entre 30 et 60 minutes qui se déroule habituellement à la fin d’une édition de nouvelle, mais aussi par téléphone. Dans certaines circonstances, ces rubriques prennent la forme d’une émission de libre tribune où la parole est accordée au grand public qui se prononce sur un sujet spécifique déterminé par le présentateur ou un sujet de son choix. 11 Kat sou tab, jwèt pou ou (version créole). 17 d’appeler ou de se rendre à la radio pour opiner sur un sujet d’actualité de leur choix ou choisi par l’animateur. Il s’agit du format habituel de l’émission ; le rôle de l’animateur consiste simplement à donner la parole aux auditeurs et à s’assurer du respect des règles de participation. Dans les deux cas, les participants ne sont pas obligés de révéler leur identité. Il peut s’agir de personnalités publiques qui sont contactées par les journalistes pour une réaction à chaud sur une question d’actualité, même si, dans ce cas, la communication est initiée par les journalistes plutôt que par les membres du public. Cette catégorie de participation peut se faire sur une base sélective en fonction des circonstances. Dépendamment du sujet en débat, les animateurs peuvent faire appel à des catégories de participants spécifiques suivant certains critères de participation. Dans certains cas, les animateurs citent, de façon spontanée, le nom de certaines personnes dont ils souhaitent l’intervention à l’émission. Dans d’autres cas, les journalistes sollicitent la participation d’un groupe ou d’une catégorie professionnelle. Il peut s’agir, par exemple, des avocats, des médecins, des ingénieurs, des chauffeurs de taxi, etc. L’appel à participation peut aussi s’adresser à un sexe bien particulier, ou encore les gens d’une région, d’une ville, d’un quartier ou de la diaspora uniquement. La catégorie de participant est déterminée en fonction du sujet en débat dans l’émission. Par exemple, le 16 octobre 2019, les animateurs de l’émission Haïti débat sur radio Scoop Fm ont donné la parole uniquement aux leaders politiques, des élus, pour commenter pendant 5 minutes la conférence de presse du président de la République Jovenel Moise dans un contexte de crise politique. Il s’agit d’une émission dans laquelle les 4 animateurs commentent les faits marquant l’actualité. La réception des invités ou le fait de donner la parole au public ou une catégorie de l’auditoire est considéré comme des exceptions qui donnent un caractère spécial à l’émission. Cette forme de participation était toujours possible avec téléphone fixe ou en studio. Néanmoins, elle s’est répandue avec les technologies numériques, particulièrement avec l’arrivée des téléphones portables qui donnent la possibilité à un public plus large d’y participer. 18 Participation directe non planifiée et non sollicitée par l’animateur C’est une forme de participation qui est sollicitée par un auditeur ou une personnalité publique sans aucune forme de planification préalable avec l’animateur. Cela peut se faire directement en studio ou par téléphone en fonction des circonstances. C’est ce que nous considérons comme une forme accidentelle de participation. Ces cas ne sont pas rares. Un animateur s’attend à de telles sollicitations, mais il ne sait pas si elles vont se produire, ni à quel moment dans l’émission. Ces interventions peuvent changer la nature des débats en cours dans l’émission et apportent souvent de nouvelles thématiques. Dans les émissions de débat public ou d’analyse politique, les animateurs ne sont pas toujours tenus de donner la parole au public. Néanmoins, il arrive souvent que certaines personnalités publiques ou de simples citoyens directement concernés par le sujet débattu sollicitent la parole soit pour apporter une précision, un éclairage ou pour se défendre d’une accusation ou pour donner une information à chaud. Cette participation, comme les autres, peut se faire par téléphone ou même en studio. En effet, il arrive que certaines personnalités se rendent au studio d’une radio lors d’une émission et l’animateur leur donne la parole sans aucune planification préalable. L’une des formes de participation les plus anciennes que nous observons, c’est le fait pour des gens du public de se déplacer pour se rendre à une station de radio sans aucune invitation. C’est une initiative parfois individuelle ou collective. Ce sont quelquefois des membres d’un regroupement social ou des membres d’une localité qui vivent une situation difficile et qui veulent attirer l’attention des autorités. Il arrive qu’un journaliste de la radio réalise une interview avec la personne ou le groupe de personnes et la diffuse ensuite. Ces personnes peuvent aussi être reçues directement au micro comme le fait souvent Caraïbes Fm tous les matins dans son journal, Première occasion. Participation indirecte et non interactive C’est le fait pour l’animateur d’une émission d’introduire dans le débat des informations que contient une note ou un communiqué de presse reçu de la part des acteurs de l’actualité au préalable ou pendant le déroulement de l’émission. C’est aussi une forme très ancienne de participation. Le fait que ces informations soient rapportées par les radios et commentées par un animateur constitue une forme de participation indirecte et non 19 interactive aux débats publics, car il n’y a pas d’intervention planifiée ou spontanée des personnes en question. Les différentes formes traditionnelles de participation aux émissions radiophoniques de débat en Haïti demeurent très actuelles. Cependant, le numérique suscite de nouvelles formes de participation aux émissions radiophoniques de débat qui sont susceptibles de favoriser une plus grande démocratisation de l’espace radiophonique haïtien. Participation directe par interaction écrite instantanée et verbalisée Cette forme de participation est caractérisée par des échanges écrits directs des membres de l’auditoire entre eux ou avec les animateurs des émissions. Il s’agit d’une nouvelle forme de participation qui est née avec l’arrivée des technologies numériques. C’est la forme de participation la plus ouverte, car elle offre la possibilité à un grand nombre de participations au débat public. Si la participation en ondes est limitée en raison de la durée de l’émission et du temps dont dispose l’animateur pour lire les messages et éventuellement les mentionner en ondes, la participation du public via les réseaux sociaux ou en dehors des ondes est illimitée. Les réseaux sociaux deviennent des prolongements des radios traditionnelles. Grâce aux réseaux sociaux, les présentateurs des émissions de débat public peuvent être en interaction constante avec leur public. C’est du nouveau. Des auditeurs qui écoutent la radio depuis des sections communales, ils ont pu échanger par écrit avec moi, ils m’ont proposé des questions à administrer aux invités. Donc, je trouve qu’il s’agit là d’une révolution. On a beaucoup plus de possibilités d’échange et d’interaction avec les auditeurs, avec le public en Haïti et dans la diaspora, explique l’animateur d’une émission de débat public. Les échanges qui ont lieu entre les membres du public via les réseaux sociaux pendant ou après la diffusion de l’émission échappent au contrôle ou à la modération de l’animateur de la radio. Tout ce qui se dit dans ces échanges hors d’ondes n’engage pas la radio ou l’animateur dans le contrat de communication qui les lie avec le public. Pour interagir avec 20 l’animateur de l’émission ou entre eux, les auditeurs peuvent utiliser plusieurs moyens numériques de communication, comme les SMS, WhatsApp, Facebook. Nous avons observé que, dans la plupart des cas, les animateurs lisent le contenu des messages reçus des auditeurs, surtout lorsqu’il s’agit de personnalités connues. Ils dévoilent l’identité des personnalités en fonction de la pertinence de leurs messages. C’est ce que nous considérons comme une forme de participation écrite verbalisée. Ces personnalités peuvent appartenir à la fois à l’univers des sources d’information et à celui du public. Avec cette forme de participation, les outils numériques amènent un élargissement de l’espace public haïtien au-delà des frontières nationales. Les résultats d’une étude réalisée de Jolivet (2017 montre que), « les TIC permettent aux Haïtiens récemment arrivés de mieux naviguer dans ce dépaysement qu’engendre la migration et de maintenir plus facilement des liens entre leurs différents espaces vécus » Jolivet 2017 : 13). Le numérique permet aux Haïtiens de la diaspora de rester connectés avec leur pays notamment les nouveaux modes de réception des informations et de participation dans le débat public radiophonique. Ce qui fait que les Haïtiens de la diaspora deviennent des acteurs concrets et légitimes de l’espace public. « L’arrivée des outils numériques ou de l’Internet, c’est d’abord la possibilité pour les médias de franchir les frontières. À présent, grâce aux médias sociaux, nous parvenons à toucher des gens par le monde. Nous avons un public beaucoup plus élargi », nous dit ce journaliste qui a plus de 20 ans d’expérience en radiodiffusion. Ce qui est corroboré par nos propres observations. Avec les outils numériques, les animateurs des émissions peuvent être en interaction constante avec le public. Dans les rubriques baptisées « invités du jour » ou les émissions de débat, les présentateurs ne sont plus les seuls à poser des questions. Avec les outils de messagerie instantanée, des gens dans l’auditoire suggèrent des questions, apportent des précisions et contredisent parfois les propos des invités, etc. Pour les journalistes, le plus grand changement dans leur relation avec le public, c’est cette forme de participation qui les met en contact direct et instantané avec des auditeurs partout dans le monde et dans les endroits du pays les plus reculés géographiquement. Pour la majeure partie des auditeurs, ceux de la diaspora en particulier, il n’est pas toujours facile 21 de participer dans les émissions. Comment obtenir la communication quand plusieurs personnes tentent d’appeler au même moment ? « Il faut être chanceux pour y participer », nous dit un auditeur. Néanmoins, estiment-ils, les outils numériques viennent résoudre ce problème en grande partie. Car, si un auditeur n’arrive pas à faire passer son point de vue verbalement en se présentant au studio ou par téléphone, au moins, il a sa disposition différents moyens lui permettant de faire passer son opinion. Et même si ses commentaires ne sont pas pris en considération par l’animateur, il sait qu’il y a d’autres auditeurs qui voient son message, qui échangent avec lui et cela lui donne un sentiment de participation au débat. Participation en différé ou post diffusion L’utilisation des outils numériques permet aussi une forme de participation post-diffusion ou en différé. Cette forme de participation par interaction écrite est caractérisée par le fait que des membres de l’auditoire continuent à commenter ou interagir entre eux ou avec les animateurs des émissions plusieurs jours, voire plusieurs semaines après la diffusion d’une émission. Dans la radio traditionnelle, le débat public se termine avec l’émission, hormis les discussions de proximité auxquels donne lieu l’écoute collective traditionnelle. Or, avec le numérique, le débat peut se poursuivre d’une manière relativement autonome et même s’étendre par le biais des partages dans les médias sociaux, pour éventuellement « enflammer » la toile. Nous avons observé cette participation dans la majorité des émissions de débat radiophonique diffusées sur les plateformes numériques. Dans certains cas, les émissions lancent un débat qui se transpose et continue de manière autonome sur de nombreuses plateformes. Nous avons également constaté que plusieurs animateurs prennent le temps d’aller réécouter leur émission et de lire les commentaires qu’elle suscite. Certains d’entre eux reviennent sur des commentaires dans une émission subséquente. « Ce qui est encore intéressant, c’est que même après la diffusion en direct de l’émission, les gens continuent à réagir, parce que l’émission est partagée sur les réseaux sociaux. Et c’est un plaisir pour moi en tant que journaliste de lire tous les commentaires du public, de savoir ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas », a précisé l’animateur d’une émission de débat public. Nous avons observé que le contenu de certaines émissions radiophoniques de 22 débat est basé surtout sur les commentaires des auditeurs relatifs à une édition précédente de l’émission. « Je dis à tous mes auditeurs que j’ai pris le temps de lire tous les messages qu’ils m’ont envoyés et je leur dis merci de leur participation. Je vais prendre la peine de partager avec vous certaines de vos réactions », a indiqué le Journaliste Valéry Numa. Effectivement, nous avons constaté que l’animateur a rendu publics plusieurs dizaines de messages ainsi que le nom de leurs auteurs. Il s’agit aussi d’une forme de participation sollicitée puisque l’animateur avait préalablement réclamé la réaction du public sur un thème particulier tout en promettant de revenir sur les réactions dans la prochaine émission. D’autres animateurs reprennent souvent les messages de certains auditeurs en fonction de leur pertinence ou de la notoriété de leurs émetteurs. Il faut souligner une différence entre les messages envoyés en privé à l’animateur par WhatsApp, Messenger ou autres applications numériques et les commentaires qui sont publiés directement sur la page ou la chaîne YouTube sur lesquels les émissions sont diffusées ou partagées. Dans le premier cas, l’animateur a le plein contrôle sur la diffusion des messages ou des commentaires écrits ou vocaux que lui envoient des auditeurs. Il peut choisir de les partager avec le grand public ou les garder pour lui-même. En revanche, les animateurs n’ont aucun contrôle sur la diffusion des messages ou des commentaires partagés pendant ou après la diffusion des émissions sur des réseaux sociaux comme Facebook. Ces messages sont accessibles à tout le monde et peuvent être partagés de façon illimitée. Les formes traditionnelles de participation, particulièrement la participation directe et planifiée reste encore très élitiste et elles sont réservées à toutes fins utiles à des experts invités ou des acteurs de l’actualité. En revanche, les nouvelles formes de participation peuvent paraître plus démocratiques que les anciennes, car elles ouvrent la voie à une interaction continue des membres du public entre eux et avec les animateurs des émissions. Néanmoins, l’espace public radiophonique haïtien reste encore très élitiste en dépit de cette plus grande ouverture favorisée par le numérique. En effet, le taux d’analphabétisme est encore très élevé en Haïti. Il s’agit de l’une des caractéristiques fondamentales de l’environnement dans lequel évolue le système radiophonique haïtien et freine la 23 participation. C’est un élément de continuité du système qui contribue à maintenir la domination d’une élite constituée des gens lettrés dans l’espace radiophonique. Ces formes de participation, qui passent par écriture, excluent évidemment les illettrés. Encore que nous observions que les auditeurs envoient aussi des messages vocaux aux animateurs des émissions sur des messageries instantanées. Encore faut-il disposer des équipements numériques requis qui ne sont pas accessibles à tous. La participation aux débats publics via les outils numériques est freinée par la grande pauvreté de la population, qui est une autre caractéristique structurelle du contexte haïtien. Conclusion Les outils numériques entraînent un certain changement dans les relations entre les publics des radios et les journalistes. Ils permettent de nouvelles formes de réception de l’information et de participation des membres du public dans les émissions de débats radiophoniques. Ceux qui avaient la possibilité de participer ont une plus grande opportunité de participation. Les auditeurs lettrés et fortunés, qui ont accès à une connexion Internet et un gadget électronique, ont les mêmes possibilités de participation aux débats. Les journalistes, particulièrement les animateurs des émissions de débats publics, entretiennent des relations beaucoup plus directes et plus interactives avec leur public grâce aux outils technologiques. Cependant, les changements dans les relations entre les publics des radios avec les journalistes ou dans leur contrat n’aboutissent à une véritable reconfiguration du système. Les clauses fondamentales du contrat de communication ou les paramètres fondamentaux des émissions sont inchangés. Il y a un élargissement des modalités de participation, mais qui reste toujours au sein d’une élite qui était déjà dominante dans l’espace radiophonique. Les principaux changements se produisent en dehors des ondes, c’est-à-dire dans les participations qui se tiennent via les réseaux sociaux. Dans le contrat initial, c’est l’animateur qui donne et reprend la parole au public participant. Le public n’a plus besoin de l’autorisation de l’animateur pour participer à son émission. Aussi, l’animateur n’est pas en mesure de modérer les échanges écrits qui se font entre les membres de son auditoire sur les réseaux sociaux sur lesquels son émission est diffusée. Mais il reste le pouvoir de sélectionner et de verbaliser ces messages des membres du 24 public pendant ou après quelques jours de la diffusion de son émission. Ainsi, le rôle de l’animateur est élargi. Depuis son origine, l’espace radiophonique haïtien a toujours été dominé par une élite. Le numérique ne permet de révolutionner cet état de fait. Les nouvelles formes de participation comme les formes traditionnelles sont toujours profitables à une élite, particulièrement politique, à laquelle les animateurs accordent de la crédibilité. Néanmoins, les nouvelles formes de participation favorisées par le numérique amènent une plus large participation. Les outils numériques sont plus favorables aux gens ordinaires qui, autrefois, avaient moins de chance de participer aux débats. Certainement, il y a toujours une élite qui domine l’espace radiophonique particulièrement dans les formes traditionnelles de participation. Mais, cette élite s’est ouverte aux Haïtiens de la diaspora qui deviennent des acteurs légitimes et qui interviennent de manière directe et instantanée dans les débats radiophoniques. Les membres de la diaspora deviennent un prolongement naturel de l’élite qui domine l’espace radiophonique haïtien. Avec le numérique, certains membres du public qui constituaient traditionnellement des consommateurs passifs tendent à devenir des participants actifs. Ils deviennent, en quelque sorte, des collaborateurs des émissions ; ils suggèrent des questions à l’intervieweur ; ils exposent des points de vue ; ils envoient des informations ou des images pour documenter un enjeu. En définitive, les changements observés concernent des modalités d’accès à l’information et de participation aux débats, mais le contrat de communication, et surtout le rôle que la radio entend jouer dans les débats publics en Haïti, ne s’en trouvent pas changés fondamentalement. 25 Bibliographie Altéma, Jean-Marie. 2016. « Le CONATEL présente l’état des lieux du service de la radiodiffusion sonore en Haïti ». CONATEL, septembre 2. Bruneau, Michel. 2004. Diasporas et espaces transnationaux. Paris : Anthropos : Diffusion Economica. Charaudeau, Patrick. 1993. « Le contrat de communication dans la situation classe ». in Inter-Actions, J.F.Université de Metz 9. Charaudeau, Patrick. 1997. Le discours d’information médiatique : la construction du miroir social. Paris : Paris : Nathan ; Institut national de l’audiovisuel. Charron, Jean, Jean de Bonville, Université Laval, et Département d’information et communication. 2002. Le journalisme dans le « système “médiatique : concepts fondamentaux pour l’analyse d’une pratique discursive. Québec : Département d’information et de communication, Université Laval. Charron, Jean, et Florence Le Cam. 2018. ‘Médias, institutions et espace public : le contrat de communication publique’. Les Études de communication publique (Cahier numéro 21) : 238. Donati, Pierpaolo. 2004. ‘La relation comme objet spécifique de la sociologie’. Revue du MAUSS no 24 (2):233-54. IHSI. 2009. Rapport Final: Enquête sur les services de télécommunications de 2009. 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