Le racisme sans racistes contemporain de Renald Lubérice| JobPaw.com

Le racisme sans racistes contemporain


Cet exposé porte sur « The Central Frames of color-Blind Racism », un chapitre de l’ouvrage d’Eduardo Bonilla-Silva intitulé : Racism without Racists: Color-Blind Racism and the Persistence of Racial Inequality in the United States, 2006 by Rowman & Littlefield Publishers, Inc. Bonilla-Silva est professeur de sociologie à Duke University. Il s’intéresse, notamment aux questions liées au racisme et à la dynamique de la stratification raciale aux Etats-Unis. « The central Frames of color-blind racism » se veut une approche synchronique de la question raciale aux Etats-Unis : quid de l’infériorité des noirs ? Quid de l’affirmation selon laquelle les noirs sont des sous hommes ?
Le racisme sans racistes contemporain

Cet exposé porte sur « The Central Frames of color-Blind Racism », un chapitre de l’ouvrage d’Eduardo Bonilla-Silva intitulé : Racism without Racists: Color-Blind Racism and the Persistence of Racial Inequality in the United States, 2006 by Rowman & Littlefield Publishers, Inc. Bonilla-Silva est professeur de sociologie à Duke University. Il s’intéresse, notamment aux questions liées au racisme et à la dynamique de la stratification raciale aux Etats-Unis. « The central Frames of color-blind racism » se veut une approche synchronique de la question raciale aux Etats-Unis : quid de l’infériorité des noirs ? Quid de l’affirmation selon laquelle les noirs sont des sous hommes ?
Des spécialistes des sciences sociales de tout bord s’accordent à dire qu’une grande majorité de blancs ne corroborent plus ces affirmations ou présupposés. Mais cela ne signifie pas la fin du racisme. Une nouvelle idéologie très puissante s’émerge, tendant à redéfinir l’ordre racial contemporain. C’est l’idéologie « color-blind racism ». Edouardo examine les cadres centraux du « color-blind racism » et explique comment ils sont mobilisés pour justifier l’inégalité raciale.
L’idéologie est l’outil des dominants. Elle est centrale dans la production et renforcement des statuts-quo. L’élément central d’une idéologie raciale est ses cadres (frames) ou ses voies permettant d’interpréter l’information. Ces voies s’opèrent sous formes de cul-de-sac. La situation des gens de couleur a certes amélioré, mais ils sont toujours objet de discriminations et se trouvent globalement dans des positions sociales inférieures. Les cadres raciaux dominants servent d’obstacles à la liberté et l’égalité.
Des entretiens réalisés avec des étudiants révèlent que le « color-blind racism » fonctionne à travers 4 cadres centraux et que ces cadres sont utilisés par une écrasante majorité d’interviewés blancs. Ces 4 cadres sont : le libéralisme abstrait, la naturalisation, le racisme culturel et la minimisation du racisme.
De ces 4 cadres, le libéralisme abstrait est le plus important. Car il constitue le fondement de la nouvelle idéologie contemporaine. Il est aussi le plus difficilement saisissable. La compréhension du libéralisme abstrait nécessite d’appréhender d’abord le terme « libéralisme ».
Selon John Gray le libéralisme ou l’humanisme libéral est au cœur de la modernité, de la philosophie, de l’économie, de la culture et du défi politique de l’ordre féodal. Le libéralisme n’a pas d’essence (dans le sens du grec « onthos »). Il a un tas de caractéristiques distinctes tels que l’individualisme, l’égalitarisme, l’universalisme et le méliorisme qui est l’idée selon laquelle les hommes et les institutions peuvent être améliorées (sorte de perfectibilisme). Tous ces éléments sont endossés et placés au cœur des constitutions et de l’émergence des Etats-nations par une nouvelle série d’acteurs qui sont les bourgeoisies du début du capitalisme moderne.
Lorsque la bourgeoisie parle de liberté, elle entend : « libre commerce, libre vente et libre achat ». Quand elle parle d’individualisme, elle a en tête « les bourgeois », la classe moyenne propriétaire. Les idées de liberté de religion et liberté de conscience donnaient tout simplement sens au mouvement de libre compétition dans le domaine de la connaissance. Jusqu’au début du XXe siècle l’objectif des bourgeois n’a pas été étendu à la populace.
Souvent les commentateurs des mérites de l’humanitarisme libéral oublient le fait que l’humanisme et le libéralisme européen considéraient uniquement les Européens comme des Hommes. Des philosophes comme E. Kant affirmaient que les différences entre noirs et blancs le sont tant du point des « capacités mentales que de la couleur de la peau ». Voltaire, le grand philosophe français, disait que seulement un homme aveugle peut se permettre de douter du fait que blancs, noirs et albinos sont des races complètement différentes.
Le père du libéralisme moderne, John Stuart Mill, auteur de On liberty, justifiait le XIXe siècle colonial et supportait l’esclavage antique et, dans une certaine mesure, le colonialisme du XIXe Siècle. L’intention de Bonilla-Silva n’est pas de calomnier les fondements du libéralisme mais de montrer que modernité, libéralisme et exclusion raciale font partie d’un même mouvement historique.
La tradition libérale est partie intégrante de la Révolution américaine et de la constitution. Elle a influencé Thomas Jefferson, leader de la pensée libérale américaine. Et en Europe, et aux Etats-Unis, l’exclusion de la majorité des hommes blancs et de toutes les femmes du droit à la citoyenneté, la classification des indigènes et des américains d’origine africaine comme sous-hommes ont accompagné le développement de l’Etat-nation néolibéral.
De1776 à 1960, des politiques raciales d’expropriation et d’exploitation ont été pratiquées par l’Etat libéral. Cependant en Europe tout comme aux Etats-Unis, les dominés et des politiciens acquis à leur cause ont repris à leur compte la rhétorique libérale pour la réclamation de droits civiques et sociaux. Ce qui intéresse l’auteur est moins les réformes sociales engendrées par le libéralisme que « comment des éléments centraux du libéralisme ont été réarticulés pendant la période post-droits civiques aux Etats-Unis en vue de rationnaliser des inégalités raciales ».
Le cadre du libéralisme abstrait engendre l’utilisation du libéralisme politique (opportunité égale) et du libéralisme économique (Choix, individualisme) pour expliquer le fait racial. Le principe d’égale opportunité est mobilisé par des blancs pour s’opposer à « l’action affirmative » qui suppose des traitements préférentiels de certains groupes. Cette position suppose l’ignorance du fait que les « gens de couleurs » sont sévèrement sous représentés dans la plupart des bons emplois, des écoles et des Universités. Il s’agit là d’une utilisation abstraite du concept « d’égale opportunité ». L’autre exemple concernant l’idée de choix individuel sert à justifier le fait pour les blancs de choisir leur quartier pour ne pas habiter avec les « gens de couleur » et que leurs enfants ne fréquentent pas les leurs.
La naturalisation est le fait d’expliquer le phénomène racial comme s’il s’inscrivait dans l’ordre des choses. Exemple : la ségrégation est naturelle parce que les gens ont tendance à se regrouper vers leur communauté. Cela a pour effet de justifier (légitimer) certains faits racistes du genre : eux aussi, ils le font. Ils sont communautaristes.
Le racisme culturel se base sur des arguments culturels comme : « Les mexicains ne mettent pas beaucoup accent sur l’éducation » ou encore « les noirs font beaucoup trop d’enfants ». Ces arguments visent à expliquer et rendre acceptable la position des minorités dans la société. Les arguments concernant la présupposée infériorité biologique des minorités raciales son connus. Aujourd’hui ces arguments biologiques sont remplacés par des arguments culturels.
Un blanc de la classe moyenne répondant au nom Mc Dermott a déclaré lors d’une interview : « l’idée qu’un mec de 46 ans puisse avoir 5 enfants et que sa femme en attende un prochain est absurde. C’est ce qui plombe ce pays. » Mc Dermott ne se considère pas raciste pour autant. Il s’inscrirait de préférence dans le principe d’une répartition sociale juste, selon le mérite. Color-blind racism c’est donc le racisme sans racistes.
Enfin le 4eme et dernier cadre est la minimisation du racisme. La discrimination n’est plus un facteur affectant la vie ou le quotidien des minorités. C’est mieux que le par le passé. Il y a discrimination mais ils ont tout de même un emploi. Le discours portant sur la susceptibilité des minorités, les accusant de prendre la race comme une excuse ou encore de jouer la carte raciale, rentre dans ce cadre.
Rationalisation de l’injustice raciale au nom de l’égale opportunité.
Des étudiants blancs interrogés sur l’action affirmative favorisant l’accès des minorités raciales à l’université déclare qu’il devrait y avoir les mêmes modalités d’accès pour tous, partant du principe que les opportunités sont égales à tous. Cette position ignore les effets des discriminations du passé et du présent sur le plan social, économique et éducatif dont des minorités raciales sont l’objet. Ainsi, elle tend à maintenir les privilèges des blancs.
Les plus qualifiés… : une voie méritocratique pour défendre le privilège des blancs
Les libéraux blancs (conservateurs) expliquent les questions raciales ou la position sociale des minorités ethniques par une idée jeffersonienne. C’est l’idée selon laquelle « la crème s’élève toujours au-dessus » pour remonter à la surface. Ceux/celles qui n’arrivent pas à briser le plafond de verre n’ont tout simplement pas les propriétés crémeuses.
Rien ne pourrait forcer les gens : gardons les choses telles qu’elles sont.
C’est bien connu, la démocratie libérale veut que les gouvernements interviennent dans les affaires socioéconomiques le moins que possible. Car la main invisible du marché corrigera à termes les déséquilibres. Corolaire à cette position, une part de la mythologie américaine veut que le changement social n’intervienne pas grâce à la capacité coercitive du gouvernement mais à travers le processus démocratique. Cette deuxième présupposition s’illustre dans le slogan : « vous ne pouvez pas légiférer la moralité » qui devient « gardons les questions raciales sur les voies où elles sont. » Les gens changeront de leur propre volonté et pas de celle des gouvernements.
Le choix individuel ou l’excuse pour l’injustice raciale et les choix racialement basés.
L’individualisme aujourd’hui est mobilisé pour opposer des politiques visant à atténuer les inégalités raciales en se basant sur des critères de groupe plutôt que des « cas par cas ». En fait, l’argument du choix individuel est utilisé pour défendre le droit des blancs d’habiter et de s’associer en priorité avec des blancs et de choisir exclusivement des camarades blancs. Derrière l’idée que les gens ont le droit de faire leur propre choix se trouve l’illusion de la pluralité ou du pluralisme racial. A savoir la fallacieuse affirmation selon laquelle tous les groupes raciaux ont le même pouvoir politique en Amérique. La suprématie des blancs fait que les choix individuels reproduisent inévitablement leur hégémonie.
Naturalisation : Les choses sont comme elles sont
Environ 50 % des interviewés utilisent le cadre naturalisation » pour expliquer le contact limité entre blancs et minorités ou pour rationnaliser la préférence des blancs pour les blancs. Le mot « natural » ou la phrase « that’s the way it is » a souvent été évoqué pour normaliser des comportements ou des actions susceptibles d’être interprétés comme du racisme (P. 37).
Une étudiante répondant au nom de Liz déclare que l’autoségrégation est un processus universel. Nous sommes tous attirés de préférence par des gens qui nous ressemblent. Socialisés dans l’habitus blanc et influencés par la culture eurocentrique, ces étudiants attribuent une dimension naturelle à ce qui est pourtant un processus de socialisation blanche.
Ils ne le sont pas entièrement : Racisme culturel
Le racisme culturel est bien établi aux Etats-Unis. Baptisée « culture de pauvreté » au début (dans les années 1960), cette tradition a refait surface plusieurs fois depuis, grâce à l’apport de conservateurs tels que : Charles Murray et Lawrence Mead, des libéraux comme William Julius et certains radicaux comme Cornel West. L’essence de la version américaine de ce cadre est la culpabilisation des victimes. La position des minorités est le fruit de leur refus de l’effort, de la perte de l’organisation familiale et de l’adoption de valeurs inappropriées. Les interviewés ont mobilisé des arguments culturels pour expliquer la position des minorités.
Minimisation du racisme : L’importance de la thèse de race se décline.
La publication de l’ouvrage de William Julius, Le déclin de l’importance de la race, en 1978, a enchanté beaucoup d’intellectuels blancs. L’argument principal de William est que l’obstacle principal pour la mobilité des noirs n’est pas la race mais la classe. Quand on interroge les gens sur la question, nombre de blancs et de noirs s’accordent sur l’existence de discriminations. Cependant quand il s’agit de répondre à la question « si la position sociale des noirs d’aujourd’hui est due à la discrimination raciale », seulement 32,9% de blancs sont d’accords pour 60,5% de noirs.
Selon Marie, une des interviewées, « beaucoup de noirs et d’autres minorités ethniques disent ne pas avoir accès à de bons emplois à cause de la discrimination et quand ils en obtiennent un, ils n’ont pas la même possibilité de promotion eu égard de leur homologues blancs ». Or dit-elle, il s’agit souvent de question de référence, de diplômes et d’autres facteurs de ce genre. Elle pense que beaucoup de promotion et de recrutement se basent sur les qualités personnelles et non sur la race.
Conclusion
Dans ce chapitre, Eduardo Bonilla-Silva a montré comment les 4 cadres centraux qui sont : le libéralisme abstrait, la naturalisation, le racisme culturel et la minimisation du racisme sont utilisés par des blancs. Ces cadres leur permettent de justifier, d’expliquer la situation raciale. Grâce à ces cadres les blancs peuvent dire : « nous sommes pour l’égale opportunité, c’est pourquoi nous nous opposons à l’action affirmative ». Tout le monde a la même opportunité de réussite dans ce pays. Et si quelqu’un tente de prouver le contraire, ils pourront toujours dire que c’est de la faute des minorités. Ces cadres fournissent une formidable opportunité de défense des points de vue raciaux et racistes à l’aide d’arguments aux apparences non racistes.
Les cadres du racisme color-blind ont l’avantage d’être malléables, flexibles. Ils évitent les arguments du genre « tous les noirs sont comme si… ou comme ça » au profit d’arguments plus nuancés : Tous les noirs ne sont pas paresseux… mais beaucoup le sont.
Le travail de Bonilla-Silva est d’une grande force argumentative. Il se refuse de faire l’apologie du privilège blanc en vue de porter un regard sur la nature systémique du racisme.

Renald Lubérice
Université Paris VIII –Dpt. Science politique.

Rubrique: Divers
Auteur: Renald Lubérice | lubericerenald@hotmail.com
Date: 26 Avril 2009
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